lundi 21 septembre 2009

T. Gondii (épisode final)


Je passai la matinée à tenter de joindre Patrick. Nous nous arrangeâmes un apéro durant lequel, après les formalités d'usage, j'essayai d'aborder le sujet avec un certain détachement, feignant de récolter de la documentation pour une nouvelle ou un script.

"Je connais un type, dit-il, on a travaillé avec lui il y a quelques années. C'est un ancien professeur de neuropathologie, spécialisé dans les lésions virales, qui habitait dans la région. Il devrait pouvoir répondre à tes questions, ajouta-t-il en me tendant un numéro et une adresse griffonnée sur un carton de bière.



Je pris rendez-vous par téléphone. L'homme avait une voix affable mais parcheminée, et accepta aimablement de me recevoir, m'expliquant que les visites étaient rares. Il nota mon nom, précisa l'heure du rendez-vous et m'indiqua le chemin le plus pratique pour rejoindre son domicile, sur les hauteur de la ville.

En chemin, je m'imaginais une demeure isolée, une ancienne propriété de maître perdue dans un jardin cloîtré avec, c'était certain, une véranda où prendre le thé en fin de journée. En passant par la grille d'entrée, je me disais que je n'avais pas tapé loin : il fallait juste enlever une grande partie du gazon, quelques murs et la plupart des finitions. Le bâtiment subissait une solide remise à neuf, et - nous étions dimanche - plusieurs petits engins de chantier montaient la garde, assoupis sous le soleil d'une fin de journée d'été. Je sonnai.

Le professeur avait fait son temps, c'était indéniable, mais il était difficile de lui donner un âge. Quand il était perdu dans ses pensées, ses traits se décomposaient et il semblait à deux pas de la tombe. Mais il souriait facilement, et son visage perdait vingt ans. Assis dans les fauteuils sans âge du salon tendu de bâches, dont les murs exposaient leurs câbles et leurs canalisations, je lui parlai de cette nouvelle que je voulais écrire, cachant la fébrilité de trop nombreuses nuits blanches sous un air que j'espérais débonnaire et décontracté. Il se prêta au jeu en un quart de tour, répondant à mes questions, écartant mes propositions les plus fantaisistes et approfondissant celles qu'il trouvait crédibles ou amusantes. Il s'amusait, sans aucun doute.

"J'aime beaucoup le lien que vous faites entre les changements dus à T. Gondii et les syndromes de Sacks, jeune homme. C'est très subtil. Comme ça, la maladie peut se répandre sans que personne ne le remarque. Ca reste crédible.
-Oui, les spécialistes ont une chance sur deux d'être infectés, comme tout le monde : quand un chercheur approche trop de la vérité, les comités d'évaluation filtre la recherche hors du circuit. La moitié infectée écarte l'idée comme ridicule, sans savoir que la maladie l'influence, et l'autre, saine, discute du problème sans consensus clair, comme tout bon scientifique. Au final, la pression des pairs l'emporte et le groupe soudé convainc les indécis un à un.
-Et cette nouvelle souche serait intelligente?
-Oui. En tout cas, elle en aurait l'air. Je sais bien qu'une seule cellule ne peut pas être conscience, mais on peut imaginer que le virus, par sélection naturelle, provoque chez l'hôte humain des comportements précis, par lésions cérébrales. Ces comportements s'influenceraient l'un l'autre, d'un hôte à l'autre. Comme une colonie de fourmis. Ou des zombies télécommandés.
-Pas mal. Pas mal du tout. Mais où voulez-vous en venir, au juste? Comment comptez-vous finir votre histoire?"

J'étais pris de court. Je n'avais pas imaginé de fin à mon "histoire". Je n'étais pas l'auteur, je la subissais juste. Avant que j'aie pu trouver quelque chose à dire, le professeur continua : "votre histoire de zombies est amusante, mais assez convenue. Connaissez-vous Lovecraft, jeune homme?"

Je restai interloqué.

"Dans les histoires d'Howard Lovecraft, quand le protagoniste pense avoir découvert l'horrible vérité, poursuivit-il, il tombe généralement sur une vérité plus horrible encore."

Il laissa planer sa dernière phrase quelques secondes. Mon regard se laissa couler le long du bras qu'il laissait pendre de son fauteuil. Un chat au pelage mêlé, entré je ne sais comment, lui léchait le bout des doigts.

"On pourrait imaginer que T.Gondii puisse communiquer avec son hôte. Des lésions très spécifiques au lobe temporal, disons, qui génèrent des pensées précises, comme une voix dans la tête. On peut également imaginer, sans verser dans la science-fiction, que les infectés communiquent malgré eux, par phéromones - vous saviez, je suppose, que les schizophrènes ont souvent un sens de l'odorat très différent de la normale. Les lésions progresseraient différemment selon les phéromones que l'hôte recevrait : ainsi, les voix dans sa tête seraient spécifiques, pourraient même donner des ordres..."

Dans la véranda, derrière le fauteuil du professeur, un second matou, noir de jais, faisait les cent pas en laissant sa queue onduler avec prestance et orgueil.

"Si les comportements-clés sont exacts, les femmes infectées ont plus de chances de se reproduire que la moyenne, et elles ont également de plus grandes chances de donner naissances à des schizophrènes. Si on suit votre développement, on a plusieurs "castes" chez les infectés : les "passifs", qui n'ont pas et n'auront jamais conscience d'être infectés, les "actifs", les schizoïdes qui entendent des voix, mais ne savent pas à qui les attribuer... On peut imaginer une sorte d'aristocratie, les "hybrides", qui sont nés d'une mère "active", qui entendent les voix et qui savent avec qui ils discutent. Des mutants modifiés dès l'embryon par T. Gondii."

Ma bouche, restée entr'ouverte, était pâteuse ; mes yeux, asséchés. Je me levais d'un pas hésitant et, sans quitter des yeux le regard du professeur, je trébuchais vers la porte. Plusieurs chats, entrés sans un bruit, s'amassaient autour du professeur qui, souriant et épanoui, continuait son histoire en me regardant droit dans les yeux.

"Bien entendu, Gondii n'aurait pas à éliminer notre héros qui a vu la vérité, poursuivait-il de sa voix affable, alors que je cherchais la sortie en sentant ma poitrine se comprimer. De toute façon, une personne sur deux le prendrait de toute façon pour un fou, d'instinct et sans même savoir pourquoi. Il suffirait à l'entité de faire en sorte que tout le monde, non-infectés compris, le prenne pour un fou. Et un large groupe de personnes - la moitié de l'humanité! - agissant de concert et pouvant communiquer discrètement, n'aurait aucun mal à le faire..."

Il haussait la voix au fur et à mesure que mes pas s'accéléraient dans le couloir. Je finis par courir à perdre haleine alors qu'il criait "Bonne soirée, m. Pogorzelski!" de sa voie enjouée.


EPILOGUE

C'était il y a trois jours. La nuit même, Etienne était revenu, me privant de sommeil. Des chats peuplent ma rue, ma cour - je ne sais pas si ils sont apparus récemment, où si je ne les remarque qu'à présent et qu'ils ont toujours été là.

Hier soir, Etienne n'était pas seul. J'ai eu droit à un choeur complet de schizophrènes marmonnant durant la nuit tout entière. Privé de sommeil depuis deux nuits, je commence à perdre mes repères. Je relis parfois certains passages de ma confession en me demandant si, en effet, je ne suis pas simplement en train de m'imaginer tout ça.

Quelqu'un frappe à ma porte.

9 commentaires:

Raph (non, l'autre)(non, l'autre)(non... hum je perds mon temps) a dit…

Joli.

Le chat qui lui lèche la main, une petite référence à Nyarlathotep ? ;)

Le Responsable a dit…

Non, peut-être.

Le Responsable a dit…

Pour approfondir: y'a plein de trucs que je voulais mettre dans la nouvelle mais que j'ai préféré que pas, pour ne pas faire trop long (je voulais une petite nouvelle, pas un roman).

Notamment, les Egyptiens divisaient le concept de folie en deux termes, un pour la schizophrénie ("haute" ou "grande" folie) et un pour tout le reste. Et les Egyptiens dynastique et les chats, hein, bon.

J'avais aussi l'idée hautement blasphématoire de diagnostiquer tous les prophètes comme schizophrène. Ce qui aurait fait de T. Gondii...

Mais j'avais des pavés dans mes vitres, avec mon bol actuel.

Le Responsable a dit…

Ah oué aussi : ce truc n'a que peu de prétention littéraire. L'idée m'est venue trois heures et quelques verres avant de taper la première partie, et je tapais le truc avec peu de relecture. Donc si remarques formelles il y a, les gens, lâchez-vous. Je ne désespère pas de retravailler ça sous une forme plus aboutie.

David in Setouchi a dit…

T'as de la chance de préciser que ça n'a pas de prétention littéraire parce que j'allais en faire une critique littéraire... :-)

(la suite par e-mail...)

Le Responsable a dit…

Gator : pense quand même que c'est un pastiche lovecraftien et que quelques fautes de style sont voulues (notamment le côté un peu "surgothique" de certaines descriptions).

Mais en relisant, y'a pas mal de tournures qui tiennent debout on ne sait comment, quand elles ne se cassent pas purement et simplement la gueule. Donc vas-y, fais-moi mal.

(Sinon tu l'avais compris, notre Grand Débat™ avance mais on en arrive à un point où ça demande réflexion et documentation avant réponse)

David in Setouchi a dit…

Pour le style, c'est très bien foutu (et j'ai pas assez lu Lovecraft pour voir le pastiche, désolé), le seul truc qui me gêne c'est que ce style change au moment du basculement entre réalité à la fiction, justement au niveau des descriptions.

Mais sinon c'est bien foutu.. :-)

morri a dit…

Hum hum en lisant ce petit clin d'œil qui mériterai une critique et surtout un storyboard animé (et oui!),j'imagine très bien la scène... au ralenti quand la porte grince, ainsi que les milliers de paires d'yeux verts, jaunes, vairon (oui comme D.Bowie)qui tapis dans les arbustes et haies te regarde courir en direction de la sortie....
Si tu ne connais pas déjà tu trouvera peut être des réponses en lisant du Akif Pirincci, Felidés, qui pourra te donner un aperçu lovecraftien de celui qui a inventé les Katzenkrimis,les polars felins , donc du coté des "parasites";-)
Je salue les effets de camera, l'atmosphere et je t'invite aussi à regarder si ce n'est déjà fait la 3eme saison de REGENESIS (canadienne celle là)la serie ou la menace bacteriologique et les biolo-scientifiques(mots inventés hein!) sont rois.
Tres bonne lecture pour moi , digne de mad movies les "nouvelles". ou les "courts" si tu préfères.

Le Responsable a dit…

Morri : merci. Y'en aura d'autre. J'ai vaguement l'idée d'un truc avec des robots géants. Enfin : autant des robots géants que ce truc était avec des zombies.